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Les Lunettes Colorées de l’Insolvabilité

Il semble que notre vision des choses est différente de celle du commun des mortels, lorsqu’on porte les lunettes colorées du Merveilleux Monde de l’Insolvabilité©. Est-ce que ce sont des lunettes noires qui nous font penser que les projections de l’état de l’évolution de l’encaisse ne se réaliseront pas? Ce ne sont certainement pas des lunettes roses qui nous feraient dire que la banque va certainement autoriser un gros déficit de couverture de marge… Peut-être des lunettes rouges, qui reflètent la couleur de l’encre du bilan.

Mais il est certain que les professionnels de l’insolvabilité ont une vision différente des choses, comme par exemple quand un CPA, CA, CMA, ETC et tout le reste de l’alphabet, démolit devant son associé un bilan conforme aux IFRS, en provisionnant allègrement les comptes à recevoir, travaux en cours et matières premières pour faire passer, devant un client médusé, une équité solide en un énorme déficit en quelques coups de stylo et concluant que le dépôt de procédures d’insolvabilité est manifestement inévitable. Ou quand on ignore devant notre associée de financement bancaire les complexes clauses de défaut, d’insolvabilité et autres, sans même les lire, car elles ne s’appliqueront plus de toutes façons.

La Cour d’appel du Québec nous a donné un bel exemple de cette différence de vision dans une décision récente. L’Honorable juge Vézina, qui a longtemps pratiqué dans le Merveilleux Monde de l’Insolvabilité© écrit une dissidence aux antipodes de la version retenue par les deux autres juges et par le juge Collier de la Cour supérieure.

La décision Structures Lamerain inc. c. Meloche 2015 QCCA 476 est ennuyante à fendre les pierres car elle porte sur les détails de l’indemnité à laquelle a droit un employé congédié. On baille aux corneilles en étudiant les principes qui font passer les dommages de dix-huit à douze mois de salaire, avec ou sans frais de véhicule et dommages moraux in solidum. Mais les congédiements ont eu lieu suite à une proposition et le Juge Vézina voit les choses comme elles sont et non pas comme elles ont été présentées par les demandeurs et retenues par la majorité.

Voici les faits : les frères Meloche possèdent Structures Lamerain et les Gardner possèdent Les Aciers Solider Inc., un compétiteur dans le domaine des structures d’acier. Lamerain est dans le gros trouble et doit déposer un avis d’intention. Les Gardner s’intéressent à Lamerain et conviennent de supporter une proposition en échange de 80% des actions. Les Meloche deviendront des employés et conservent 20%. Le tout est conditionnel à l’approbation de la proposition,  qui est homologuée quelques mois plus tard. Juste avant l’homologation, les Gardner décident qu’ils congédieront les Meloche dans les jours suivants, soit le premier avril, le jour même de la clôture de la vente des actions et de la signature des contrats d’emploi!

La cour résume :

« [16] Encore sous le choc, ces derniers se rendent à Drummondville pour vider leurs bureaux. Arrivés à l’usine, ils constatent que les serrures ont été changées et que les appelants Guillaume et Sébastien Gardner, qui sont sur place, ont déjà informé les employés de leur congédiement. » Comme dirait TVA Sports : Wow!

Je vous fais grâce du jugement de la majorité qui accorde des dommages en sus de la généreuse clause prévue au contrat d’emploi. Dans sa dissidence, le Juge Vézina résume le jugement entrepris :

« [69] Le jugement attaqué est bien rédigé de sorte que, dès l’introduction, la table est mise et on voit venir les conclusions. Avant même de tout lire, on imagine facilement un scénario où les Appelants (les Gardner) dupent les Intimés (les Meloche) et leur ravissent l’entreprise familiale. »

Le juge Vézina note les erreurs suivantes du jugement entrepris :

« [73] Une première erreur. Si on revient à l’introduction, il y a un fait crucial qui en est occulté : toute l’affaire se déroule dans un contexte d’insolvabilité. Au 1er avril 2010, l’entreprise Lamerain est en difficulté financière depuis plus d’une année et elle s’est placée, cinq mois auparavant, sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (L.f.i.). »

Eh oui cher(ère)s lecteurs et lecteuses, il faut porter les lunettes d’insolvabilité pour voir les trois dimensions. Il n’y a pas de « vente » d’actions car les actions ne valent rien en insolvabilité.  Nous, on l’avait bien vu.

« [75] Une seconde erreur. La « vente », pour continuer avec le terme du jugement, n’était pas conditionnelle à un engagement des Intimés pour trois ans. Les documents contractuels en font foi et les Intimés en étaient bien conscients. »

Eh oui, le capital décide tout en insolvabilité, le travailleur suit et accepte son sort. Le contrat d’emploi a été négocié longuement et prévoyait le montant de l’indemnité de résiliation.

« [76] Une troisième. Le fait de situer toute l’action au 1er avril – la « vente » des actions, l’engagement des Intimés et leur congédiement sur-le-champ – fausse la perspective. Il faut revoir l’enchaînement des événements antérieurs pour comprendre ceux du 1er avril et les interpréter avec justesse. » Et le juge Vézina de relater la preuve ignorée par la majorité : les défauts, les pertes, les cautionnements, le prêt DIP, la responsabilité personnelle des Meloche pour les salaires et l’intervention salvatrice des Gardner pour sauver leurs peaux.

En résumé, voici la réalité vue par ce spécialiste de l’insolvabilité :

« [106] Les Intimés ne « vendent » pas leurs actions, ils cèdent 80 % du capital-actions de la société sans contrepartie immédiate. Leur objectif est d’obtenir un investissement dans Lamerain pour relancer l’entreprise, éviter que le nom de leur père soit mêlé à une faillite et surtout pour que les 40 employés conservent leur gagne-pain.

[107] Il y a plus. Si la relance réussit, ils seront libérés de leurs cautionnements. En outre, leur 20 % du capital-actions prendra de la valeur – de fait, ils le vendront pour 112 500 $. Et, enfin, le Protocole leur assure à chacun une année de salaire de 85 000 $. »

Il y a certainement une morale à cette histoire : les bons gars ne gagnent pas tout le temps. C’est pourquoi on appuie P.K. quand il fait le mauvais garçon. Canadien en trois.

 

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