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L’affaire Le Bifthèque : 5 points importants pour les relations bailleur-locataire

Centre commercial de banlieue + steakhouse = succès garanti ?

Pas si simple, il faut trouver la bonne formule ! Une décision récente de la Cour supérieure impliquant une entité liée au groupe Broccolini et un franchisé de la bannière Le Bifthèque (Centre Piazzazzuri inc. c. Groupe Lorac inc et al., 5 septembre 2012, juge David R. Collier), illustre qu’une telle entreprise peut donner bien des maux de tête aux parties, même si le bail est bien rédigé.

Cette affaire a comme toile de fond trois bannières de restauration s’adressant aux amateurs de viande rouge, ayant successivement tenté d’opérer un restaurant de type « steakhouse », en tant que locataire principal (« anchor tenant »), dans un centre commercial bâti par Broccolini Construction en 2007 à Kirkland. Cette page Web montre les caractéristiques du centre commercial en question, la « Piazza Azzuri ».

Les gens qui connaissent l’endroit (i.e. l’intersection de l’autoroute 40 et du boulevard St-Charles, en banlieue ouest de Montréal), ont vu se succéder au même emplacement, en trois ans, un restaurant « Houston » (2007), puis « Le Bifthèque » (2007 à 2009), et enfin, la bannière actuellement en place (depuis novembre 2010), le « Steak Frites St-Paul (West Island) » , que l’on peut voir ici.

Ce jugement (et, de ce fait, le présent billet), traite de l’ère « Bifthèque ». On peut encore voir son enseigne sur le Street View de Google Maps, ici.

La cause peut se résumer comme suit : le bailleur a résilié le bail unilatéralement et évincé le locataire, suite à des retards et autres défauts dans le paiement du loyer, et l’a poursuivi en dommages-intérêts, et le locataire a poursuivi le bailleur pour éviction abusive. Les faits sont relatés au début de la décision. Pour les fins de cet article, soulignons certaines particularités :

(i) Le locataire en cause dans ce jugement, un franchisé de la bannière Le Bifthèque, avait à sa tête le même individu qui était à la tête du franchisé précédent, i.e. le restaurant Houston (qui a été brièvement exploité au même endroit en 2007, avant que les difficultés financières du franchiseur Houston Canada ne mènent à la fermeture de ce restaurant et, éventuellement à la signature d’un nouveau bail avec une entité dirigée par le défendeur).

(ii) En décembre 2009, après plusieurs défauts, de la part du franchisé Bifthèque, d’acquitter le plein paiement du loyer le premier jour du mois tel que prévu au bail, le bailleur a décidé de couper court à la situation, quitte à subir un manque à gagner important avant de trouver un autre locataire.

(iii) Dans les faits, cela a pris dix mois au bailleur pour trouver un autre locataire, le Steak Frites. Un investissement dans cette nouvelle entreprise, de la part d’un représentant du bailleur, a d’ailleurs été requis pour que le Steak Frites s’installe à cet endroit, compte tenu de la déconfiture des deux restaurants de type
« steakhouse » précédents, dans le même local.

Le bailleur a donc choisi d’exercer la clause de résiliation prévue au bail et d’évincer le Bifthèque. Le locataire a considéré cela abusif, car il avait fait le pari que le bailleur préférerait un locataire défaillant (mais qui payait assez de loyer pour couvrir sa portion des taxes foncières), plutôt qu’un local vide. Le juge, en l’espèce, n’a pas vu d’abus dans la conduite du bailleur, et a donc avalisé la résiliation unilatérale du bail par le bailleur.

Ceci étant, voici, avec extraits à l’appui, quels sont les :

1. L’indulgence du bailleur, face à des retards dans le paiement du loyer, n’a pas à être illimitée.

En l’espèce, le locataire prétendait que le bailleur, par sa conduite, en acceptant des retards de paiement pendant quelques mois, avait de facto modifié les termes du bail exigeant le plein paiement du loyer le premier jour de chaque mois. Le juge a appliqué la clause du bail stipulant que l’acceptation, par le bailleur, de paiements faits en retard, ne constituait qu’un mode de collection, et non un amendement des droits et recours du bailleur. Voici l’extrait pertinent du jugement :

[32] In effect, Lorac and Duchesneau [i.e. le locataire et sa caution] argue that the parties, through their conduct, amended section 4.01 of the lease requiring rent to be paid on the first day of each month.

[33] The difficulty with this argument is that it ignores section 22.01 of the lease, which states that the landlord’s acceptance of late payments is only to be considered «a mode of collection», and does not amend the landlord’s «rights, recourses and actions in virtue of th[e] lease which demands punctual payment of all obligations».

Ce type de clause se retrouve habituellement parmi d’autres clauses que l’on pourrait croire sans grand impact, dans les dispositions générales regroupées à la fin du bail. Ce jugement montre qu’une telle clause a son importance, en cas de litige.

2. L’estimé des taxes foncières indiqué au bail n’est peut-être pas représentatif de la réalité, et c’est un risque que le locataire assume, surtout lorsqu’il s’agit d’un immeuble nouvellement construit.

Dans cette affaire, le montant réel des taxes foncières payables à titre de loyer additionnel s’est révélé substantiellement plus élevé (en fait, plus du double!) que le montant estimé, au pied carré. Le juge n’a pas retenu l’argument du locataire, qui alléguait un manquement du bailleur à cet égard, et qui lui reprochait même de ne pas avoir contesté l’évaluation foncière. Voici les extraits pertinents :

[63] The defendants first expressed this complaint under the Houston lease. The evidence shows that the additional rent payable under that lease was significantly higher than the parties had initially estimated. In May 2006, the parties estimated that the business and realty taxes would amount to $6 per square foot for the first year of the lease (exhibit D-31, addendum to offer to Lease). However, the actual amount was considerably higher. By May 2009, the taxes were $12.75 per square foot (exhibit D-32). No explanation was provided to the Court why the parties’ initial estimate was so inaccurate. (…)

[68] The evidence leads to the conclusion that Lorac and Duchesneau accepted the amount of additional rent payable under the February lease. Furthermore, nothing in the record indicates that Piazzazzuri was negligent or in bad faith in failing to contest the municipal tax assessments.

À retenir par les locataires : si vous louez un local dans un immeuble à construire, ou de construction récente, demandez au bailleur de vous fournir des justifications raisonnablement détaillées au soutien de son estimation des frais d’exploitation et des taxes foncières de l’immeuble. Au besoin, faites réviser le tout par des experts (par exemple, un évaluateur agréé) et considérez demander au bailleur de fixer un maximum d’augmentation, par rapport aux montants estimés. En effet, si les montants réels des taxes et des frais communs s’avèrent beaucoup plus élevés que prévu, le locataire devra probablement assumer ces augmentations sans broncher, et cela pourrait mettre en péril la rentabilité de l’exploitation de son entreprise à cet endroit. Très difficile de faire des budgets prévisionnels dans ces conditions !

3. Le locataire ne peut généralement pas vendre les améliorations locatives apportées à ses locaux (même s’il en a payé la majeure partie).

En effet, la plupart des baux prévoient que les améliorations locatives appartiennent au bailleur. Dans un tel cas, le locataire ne peut pas prétendre que l’éviction est abusive en ce qu’elle l’empêche de vendre son fonds de commerce. Voici comment s’exprimait le juge Collier :

[49] Third, Lorac [le locataire] did not own, and therefore could not sell, the fixed leasehold improvements. All such constructions belonged to Piazzazzuri [le bailleur] under the terms of the lease. Lorac only owned the moveable furniture and equipment, which it sold after vacating the premises.

[50] It follows that Lorac’s eviction did not prevent it from selling the restaurant as a going concern.

Et aussi :

[85] Lorac and Duchesneau claim a total of $748,919 for business losses and other damages.

[86] This includes an amount of $505,654.26, which corresponds to the un-depreciated book value of the defendants’ leasehold improvements. Lorac and Duchesneau argue that had they not been evicted, they would have sold the leasehold improvements for this amount to a new tenant.

[87] As explained above, the fixed leasehold improvements were the property of the landlord under section 12.04 of the lease and could not be sold by the defendants.

[88] Furthermore, although it is not necessary to decide the point, the Court believes that it is inappropriate to base the defendants’ losses on the un-depreciated book value of the leasehold improvements. There is no reason to believe that a new tenant would have paid this amount to acquire the leasehold improvements, particularly in light of two previous business failures.

4. La bonne foi se présume. Le locataire qui invoque la mauvaise foi du bailleur, ou l’un de ses corollaires (en l’occurrence, le défaut d’avoir minimisé les dommages subis), doit faire la preuve de ce qu’il allègue.

Extraits :

[75] The law presumes good faith. The defendants’ allegations that Piazzazzuri’s officers acted in bad faith are very serious. These allegations must be supported by clear and convincing evidence, which is absent in the present case. (…)

[78] Exhibit P-30 establishes that the unpaid rent and damages owed to Piazzazzuri by Lorac is $232,197.92. After adjustments for overpaid rent, this amount includes unpaid rent for December 2009, three months’ rent as liquidated damages, and a further seven months’ lost rental income during the time the premises remained unoccupied.

[79] Nothing indicates that the premises could have been rented before November 2010. As stated above, two restaurants had failed in the premises, dissuading new tenants. There is no evidence that Piazzazzuri failed to mitigate its damages.

Fait à noter, pour les bailleurs : même si la durée du bail signé par l’exploitant du Bifthèque était de quinze ans, le bailleur, bien qu’il ait gagné sa cause et ait réussi à faire appliquer le cautionnement personnel du dirigeant du franchisé, ne s’est vu octroyer que l’équivalent d’onze mois de loyer et ce, à l’issue d’une âpre poursuite devant les tribunaux. Et nous ne parlons pas encore du montant qui sera réellement perçu par le bailleur en bout de ligne, même avec un cautionnement personnel. Et n’oublions pas que l’affaire pourrait ne pas connaître son véritable dénouement avant quelques années, à l’issue du processus d’appel, le cas échéant. La question des dommages auxquels un bailleur peut prétendre, lorsqu’il met fin à un bail, n’est pas toujours évidente. Il y a le droit, qui n’est pas toujours clair, selon les juridictions, et la réalité (capacité de payer du locataire défaillant et du garant, faible possibilité de recouvrer les honoraires et frais d’avocats, etc.). Voici un lien vers un blogue qui se penche sur la situation aux États-Unis : How Much Can a Landlord Collect from an Evicted Tenant?

5. Un bailleur peut exercer unilatéralement son droit de résiliation, sans pour autant que cela soit considéré abusif, ou que cela donne lieu à des dommages-intérêts pour atteinte aux droits du locataire protégés par la charte ou pour atteinte à la réputation du locataire.

Extrait :

[90] As explained above, Piazzazzuri was entitled to terminate the lease and evict its tenant. Piazzazzuri exercised its rights reasonably and in good faith. Piazzazzuri cannot have damaged Duchesneau’s reputation by reasonably exercising its legal rights.

En définitive, ce jugement nous rappelle (i) que le bailleur peut se montrer ferme face à un locataire, mais qu’il peut néanmoins avoir à défendre ses actes en cour, et que (ii) trouver le bon exploitant pour un emplacement donné peut s’avérer plus ardu que prévu. En l’occurrence, ce n’était pas évident, mais il semble que la « touche française » du concept Steak Frites (avec son menu sur ardoise et la formule « apportez votre vin ») aient été des éléments favorables, même s’il s’agit d’un centre commercial situé en plein West Island. Qui l’eût cru ?

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